2H.H.2B.4B, 200 x 260 mm - Sur la trajectoire de paysages à l'épreuve du dessin.
Sur la trajectoire de paysages à l’épreuve du dessin.
La capture de parties de l’espace terrestre est née, dans mon travail, de la conjonction de plusieurs facteurs parmi lesquels l’étude continue de l’œuvre des anciens quant à leur réflexion sur le paysage. Cet exercice jamais achevé est de parvenir à les percevoir aujourd’hui à ma manière via une pratique pluridisciplinaire dont le média majeur est le dessin. Ce dernier est augmenté de la prise de vue photographique comme pratique du souvenir ou de la prise de notes, l’ensemble diffusé en partie par des productions touchant à la microédition ainsi que l’exposition au sens large . À cette étude s’ajoute une découverte importante dans mon cheminement, qui est relative à une idée fondamentale tirée du Livre des Mutations ou Yi JIng ; il s’agit dans la pensée chinoise, du vide ou souffle qui permet au vivant de s’animer et introduit du lien entre le Ciel, la Terre et l’Homme. La vie humaine y est perçue comme un trajet dans le temps qui apprend à chacun à acquérir en son cœur « sa perspective du Ciel » et à en traduire la portée dans les domaines du monde matériel ; en mimer/calquer les manifestations dans l’espace de la feuille ou l’espace plastique .
Le titre de la série garde en mémoire trace des outils convoqués afin de faciliter de probables futurs ajustements et suggère par là, des repères, dans l’idée globale d’atteindre à ne serait-ce qu’une infime partie de ce que le peintre Shitao nomme dans son traité sur la peinture chinoise, « l’immensité du Paysage : avec ses terres étendues sur mille lieues, ses nuages qui s’enroulent sur dix mille lieues, ses successions de cimes, ses alignements de falaises, même un Immortel qui, dans son vol, n’en voudrait prendre qu’un aperçu superficiel n’en pourrait faire le tour. »
Les problématiques touchant l’espace m’ont donc été insufflées par cette voie. Elles y invitent naturellement celles liées au déplacement qui lui, multiplie les entrées dans le sujet. L’outil photographique m’offre le relevé d’une multitude de données furtives imperceptibles à l’œil nu, lors de prises de vues réalisées sur des trajets régulièrement empruntés au moyen de la voiture, du tgv, etc. L’enjeu est alors de déclencher au moment opportun . Ce sont donc mes photographies, sur la base d’une expérience préalable d’un paysage rencontré au quotidien, qui donnent ses motifs aux dessins ; ce second état des lieux transmis à la main qui en génère un troisième, transforme ainsi le premier espace en espace du dessin, « en territoire, c’est-à-dire en lieu (…) selon un code analogique dont l’opération photographique (…) fournit le protocole, un code binaire reposant sur une opposition polaire entre les pleins et les vides : la feuille est au dessin ce que le réceptacle, la Khôra, est à la nature. »
Alors que le paysage conjugue simultanément plusieurs temporalités au sein du même espace, la lenteur du processus de réalisation des dessins s’oppose à l’instantanéité de la prise de vue photographique. Cette dernière, ce processus infini qui permet la combinaison d’espaces multiples et de temps différents, donne lieu à un type de phénomène insaisissable à l’œil humain par la capture du mouvement. Sa reproduction en dessin m’amène à explorer l’ensemble des dispositifs de projection qui puisse permettre la manifestation de la structure latente de l’image via l’emprunt de techniques de transfert – l’ensemble au graphite et par conséquent quasi exclusivement en noir et blanc. L’usage du crayon gris, de ses nuances jusqu’aux contrastes les plus intenses, permet au pis aller de considérer l’essai comme seul exercice – objet d’expérience. (Ouverture récente à la couleur)
La représentation de l’image première – issue du regard errant de l’observateur en mouvement et passée par l’interface technologique -, garde fidèlement trace d’aléas multiples, de ‘défauts’, de ‘bruits’, de flous, de déformations, d’effacements, etc. dus ‘au vivant’, aux impressions ou tirages ou encore liés à la nature de l’image voire de ce qu’elle représente : des paysages enneigés parfois ou brumeux, qui mènent à la disparition de pleins réels dans le cadre et qui, à l’inverse, permettent de révéler une présence par l’absence. Ce sont alors les espaces dits de réserve, les vides qui font émerger les formes du blanc du papier lui-même . Le dessin emprunte à la photographie ses processus de révélation de l’image par le biais du négatif tout en sauvegardant les gestes du dessinateur.
Le recours à la photographie ouvre de nouvelles fenêtres et instaure un cadre qui se trouve volontairement à mi-chemin entre le format standard 20X30 régulièrement emprunté en photo et le format 24x32 en dessin. Ce petit gabarit permet d’une part, de mettre rapidement à l’épreuve de nouvelles intentions généralement héritées de dessins exécutés précédemment voire en cours d’élaboration, d’autre part, de les concrétiser simultanément tout en gardant un œil sur les éléments à moduler sur la feuille d’à côté. L’homogénéité des formats implique un système qui n’est pas étranger au secteur graphique, celui de la série qui permet des tentatives d’approche infiniment continuées et notamment dans la conception d’un alphabet, la multiplication des écritures et la recherche de combinaisons infinies de caractères successivement sur-imprimés, adaptés à un paysage en devenir constant. Ainsi, le choix de l’image photographique de départ dépend de ce qu’elle propose d’emblée comme intérêt plastique ou comme écart mesurable par le crayon d’avec son modèle réel. L’image initiale reste essentiellement prétexte à l’expérimentation graphique : le dessin s’engendre et conquiert ainsi son autonomie, témoigne d’un ressenti matérialisé dans l’optique d’un « mieux voir ». Le choix de la description devient stratagème dans le sens où « décrire c’est choisir les éléments du réel qui font sens pour celui qui dessine (…) le dessein cède alors au dessin. »
1 Dans le cadre de la mise en ligne d’une partie de mes travaux (et l’ensemble de cette série de dessins) sur le site internet : estellelebrun.allyou.net
2 « le cœur de l’Homme a sa perspective du Ciel », in., François CHENG, Vide et plein – le langage pictural chinois, Editions du Seuil, 1991, p.62.
3 « … il faut toujours en revenir à cette mesure fondamentale du Ciel et de la Terre. », in., SHITAO, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, traduction et commentaire de P. Ryckmans, Paris, Hermann, 1984, p.75-76.
4 SHITAO, op. cit., p.76.
5 C’est l’image des oiseaux qui, pour Confucius, sont admirables « non pas tant pour la liberté de leur vol que pour la perfection de leur attitude au moment où leurs petites pattes touchent terre. (…) puisque leurs ailes leur permettent d’aller partout où ils veulent, ils se posent toujours là où ils doivent, là où leur adéquation avec l’ensemble du paysage est parfaite. Les marques filiformes que leurs pattes impriment alors dans le sol ne sont point fruit du hasard, mais traces d’un couplage approprié, signes d’une justesse à imiter. », in., Fabienne VERDIER, L’unique trait de pinceau, Albin Michel, Paris, 2001, p.5-6.
6 Philippe–Alain MICHAUD, Point de vue – Dove Allouche : la photographie comme origine et méthode du dessin de paysage, in. COLLECTIF, Du dessin, Les Carnets du Paysage, Actes Sud & l’École Nationale Supérieure de Paysage, n°24, Printemps 2013, p.187. Pour davantage d’informations sur le terme Khôra/Chôra (« espace ») extrait du Timée de Platon, se référer à l’article disponible en ligne, La Chôra chez Platon, d’Augustin BERQUE. Cf. http://ecoumene.blogspot.be/2012/01/la-chora-chez-platon-augustin-berque.html (Date de dernière consultation : 21 janvier 2014) & Joseph MOREAU, L’idée platonicienne et le réceptacle, Revue philosophique de Louvain, vol.86, n°70, 1988 & Platon, Timée, 52b.
7 « Toutefois j’avais déjà remarqué que dans les travaux des Orientaux le dessin des vides laissés autour des feuilles comptait autant que le dessin même des feuilles », Écrits et propos sur l’art, Henri MATISSE, Hermann éditeurs des sciences et des arts, Paris, 1972, p.168.
8 Gilles A. TIBERGHIEN, Du dessin, Éditorial, in. COLLECTIF, op. cit., .7.
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